« Les présidentielles seront utiles si elles posent les bonnes questions et mettent en discussions les réponses proposées »

Respectivement géographe et économiste, Aurélien Delpirou et Frédéric Gilli proposent à travers leur ouvrage « 50 cartes à voir avant d'aller voter » (Ed. Autrement), un atlas géopolitique qui illustre les thèmes majeurs du débat public. Une lecture indispensable pour comprendre les enjeux de la prochaine élection présidentielle.


Interview d'Aurélien Delpirou et de Frédéric Gilli

 

  1. Pourquoi fallait-il « 50 cartes à voir avant d'aller voter » pour la prochaine présidentielle ?

 

Le point de départ de l'ouvrage est la lassitude, sinon l'inquiétude et la colère, ressenties vis-à-vis de l'état du débat public dans le pays. Le début de campagne présidentielle a été littéralement saturé par les idées reçues et les analyses caricaturales, alors que la situation est particulièrement complexe et difficile ! Contrairement à ce que semblent penser nos dirigeants, les Français aspirent à des débats sérieux : dans un monde incertain, ils attendent que les grandes options stratégiques qui s'offrent au pays soient mises en discussion pour redéfinir un avenir commun. Leurs aspirations à « bien vivre » et leurs attentes d'améliorations « concrètes » ne signifient nullement qu'ils sont seulement capables de s'intéresser aux problèmes du quotidien - en témoigne l'accueil favorable réservé au Grand débat national ou à la Conférence citoyenne sur le climat en 2019.

Dans ce contexte, il nous a semblé important de documenter aussi rigoureusement que possible l'état de la France en proposant, dans un ouvrage qui s'adresse explicitement à un large public, des éléments permettant de différencier les « faux débats » qui parasitent le débat public des « vraies questions » (théoriques comme très concrètes) dont il faudrait que le pays s'occupe collectivement.

L'ouvrage rassemble ainsi 50 cartes et 100 graphiques issus de données statistiques fiables et mobilisant les travaux les plus récents en sciences sociales. Il est structuré autour de cinq sujets qui traversent la campagne présidentielle depuis plusieurs mois : la France est-elle un déclin ? « C'était mieux avant » ? La société française s'est-elle transformée en archipel de communautés ? La politique ne peut-elle plus rien ? « No future » ?

Il ne revient évidemment pas aux chercheurs de dire quelles sont les bonnes ou les mauvaises réponses à ces questions - il s'agit d'une responsabilité éminemment politique ! Mais le sérieux que l'on accorde à la façon de sélectionner les données et de les mettre en perspective a des conséquences sur la construction des controverses et finalement sur la qualité et l'utilité des échanges.

 

 

  1. Quels sont les principaux enjeux territoriaux contemporains illustrés par les cartes et les graphiques de l'Atlas ?

Pour la classe politique et la plupart des médias, la crise sanitaire aurait entériné la fracture entre quelques métropoles privilégiées (mais rejetées de façon croissante pour leur densité) et les « territoires », terme attrape-tout englobant villes petites et moyennes et espaces ruraux, incarnation d'une France traditionnelle mais laissés pour compte de la mondialisation comme de l'action publique. Les cartes et les données que nous avons rassemblées permettent de s'affranchir de ces visions simplificatrices.

L'ouvrage ne passe sous silence ni les effets de la mondialisation, par essence sélective, ni les effets de la contraction des dépenses de l'État et des collectivités sur le réseau de services publics de proximité́ (tribunaux, hôpitaux, casernes, postes), notamment dans les espaces peu denses. Mais il montre que les disparités socioéconomiques s'inscrivent désormais à des échelles micro-géographiques. Comme le rappelait déjà Roger Brunet il y a plus de 25 ans, « le territoire français a plus d'une pente » : la fragilité traverse les territoires bien plus qu'elle ne découpe le pays en grands blocs.

Plus largement, dans un monde tissé serré de réseaux et d'interdépendances, ce sont toutes nos catégories d'analyse territoriale, comme les oppositions entre « urbain » et « rural », « local » et « global », qui sont devenues obsolètes.

Ainsi, en matière de politique publiques, l'État n'a jamais abandonné́ les « territoires » au profit des métropoles et de leurs banlieues. Nos cartes et graphiques montrent qu'en matière de dotations aux collectivités, le Rhône ou l'Île-de-France sont moins bien lotis que la Haute-Loire ou la Lozère, alors que les difficultés sociales y sont autrement plus intenses ! Par ailleurs, il y a toujours plus de fonctionnaires (enseignants, juges) et d'élus par habitant dans les zones rurales que dans les périphéries urbaines, tandis que les « déserts médicaux » se trouvent aussi bien dans certaines campagnes qu'en Seine-Saint-Denis ou en Outre-mer.

Enfin, alors que les aspirations à un nouvel « acte » de décentralisation se sont renforcées au gré de la pandémie, sur fond de critiques adressées à un État jugé rigide et inefficace, nous montrons combien le mille-feuille français (selon l'expression consacrée) est devenu incompréhensible et inefficace. Dans l'une des double-pages, nous représentons en forme de jeu de l'oie la journée-type d'une famille : la démultiplication de leurs pratiques et de leurs lieux de vie fait qu'ils ont affaire à pas moins de huit institutions publiques du matin au soir !

La crise sanitaire a surtout montré que l'efficacité des pouvoirs publics était conditionnée à la coordination de l'État et ses services avec toutes les strates de collectivités territoriales, mais aussi avec les entreprises publiques et privées, les associations et les collectifs issus de la société civile. Ces coopérations à géométrie variable sont appelées à se renforcer du fait des enjeux de préservation environnementale, par nature systémiques. Elles ouvrent la voie à une action publique territoriale plus horizontale et plus partenariale, affranchie des pré-carrés administratifs.

 

 

  1. Quelles sont les perspectives ouvertes par votre ouvrage ? A quoi peut-on s'attendre après les élections ?

Ces faux-débats, nous les dénonçons mais nous les prenons au sérieux : derrière chacun d'entre eux, de vraies questions qui se posent.

Par exemple, si la France est loin d'être en déclin - c'est un pays (très) riche et développé, doté d'une grande tradition scientifique, disposant d'un rayonnement culturel et d'une influence diplomatique d'échelle mondiale -, elle n'en est pas moins confrontée, comme tous les autres pays, aux recompositions extrêmement rapides des pouvoirs, des intérêts et des influences liées à la globalisation et à la multilatéralisation du monde. Celles-ci ont indéniablement leur part de conséquences délétères pour le pays, sa société, ses territoires. Elles imposent surtout - bien plus qu'un débat stérile sur la grandeur perdue - un profond renouvellement des façons de se situer et de se penser dans le monde contemporain.

De même, la nostalgie simpliste du « c'était mieux avant » conduit à des impasses. Depuis trente ans, la quasi-totalité des indicateurs statistiques du pays s'améliorent : on vit plus longtemps et en meilleure santé, on fait des études plus longues, on s'enrichit de manière continue, on se déplace plus loin et plus facilement, on vit dans des logements plus spacieux et plus confortables. Pour autant, il faut entendre les angoisses et les frustrations, qui prospèrent comme jamais auparavant. Cela tient notamment au fait que ces progrès sont inégaux selon les territoires, les statuts sociaux et l'âge ; la jeunesse française, notamment, subit un vaste décrochage qui inquiète l'ensemble de la population.

Su un autre registre, la crise de confiance qui affecte l'État, ses institutions et ses services épargne peu de secteurs : la justice est considérée comme lente et partisane, les méthodes de la police sont vivement remises en question, l'école est accusée de trahir son projet méritocratique, les pouvoirs publics sont jugés incapables de réduire les inégalités et de protéger les Français dans la mondialisation. Pourtant, l'État est loin d'être démuni : les crises financière (2008) et sanitaire (2019-2020) ont rappelé la force du système français de régulation et de protection sociales. Du reste, les citoyens qui s'abstiennent reprochent précisément aux dirigeants une forme d'abdication (face aux firmes, aux marchés, à la finance, etc.). Ils demeurent attachés à la politique et à la démocratie, mais attendent un profond renouvellement des cadres de pensée et des modalités de l'action publique.

Finalement, les élections qui viennent sont - une nouvelle fois - décisives pour l'avenir du pays : au-delà d'une timide alternance droite-gauche-centre, les quinze dernières années ont comme stérilisé le débat sur l'avenir du pays. Il est urgent de l'ouvrir de nouveau, mais le travail ne s'arrêtera pas le soir du scrutin : ces présidentielles seront utiles si elles posent les bonnes questions et mettent en discussions les réponses proposées. En somme, si vous n'avez pas eu le temps d'acheter le livre avant d'aller voter, on peut espérer qu'il soit encore utile de se le procurer après les élections !

 

[24/01/2022]

Diaporama