Interview de Martin Vanier, géographe et cofondateur de la coopérative Acadie

« Il est urgent de sortir du prisme de la fracture qui accapare le récit de la France et ses enjeux »


Interview de Martin Vanier

La rhétorique de la fracture continue d'enflammer la société mais reste aveugle à ce qui s'y déploie de neuf. Voilà le constat que dresse le géographe Martin Vanier, professeur à l'École d'urbanisme de Paris et consultant à la coopérative Acadie, dans son nouvel opus, Le temps des liens, Essai sur l'anti-fracture (Éditions de l'Aube, à paraître en janvier 2024) qui appelle une politique spatiale de la « reliance » de nature à renouveler le sens de l'aménagement du territoire. Interview.

Quel est le fil rouge de votre nouvel essai ?

Son fil rouge ? Il tient en quelques mots : il est urgent de sortir du prisme de la fracture qui accapare le récit de la France et ses enjeux, de ses urgences et ses perspectives, et il faut en adopter et en nourrir un autre : celui de la reliance. Non pas pour nier tout ce qui divise encore et toujours le pays, à tout propos, mais pour passer résolument du registre de la dénonciation et de l'inflammation à celui des propositions et de la transformation. Comment passer du temps des fractures au temps des liens ? L'essai propose de le faire en géographe, c'est-à-dire en partant de l'espace qui nous assemble, que nous occupons, dans lequel nous déployons nos activités, nos relations sociales, mais aussi nos conflits, nos intérêts divergents, et in fine nos engagements politiques. C'est donc un essai sur cette « France des territoires » qu'on invoque si souvent, mais dans une approche qui n'est pas enfermante, sécessionniste, ou rétractive : la France des liens se tisse à travers les territoires, entre eux et au-delà d'eux.

 

Quelles sont les problématiques investies par les trois chapitres de l'ouvrage ?

Le premier chapitre (« De la fracture ») raconte sur quels désarrois et quelles représentations territoriales dépassées le thème de la fracture a prospéré ces dernières années en France. Il fait la part des choses en analysant les inégalités sociales et territoriales, croissantes ou non, ou tout simplement les différences qui peuvent générer de la défiance. Métropoles, ruralité, périurbain… quelle France habitons-nous réellement, et qu'est-ce qui résulte des mutations de ces catégories de territoires si souvent caricaturées ? En répondant à ces questions, le chapitre montre l'impasse de la culture politique de la fracture, mais aussi les raisons qu'ont ses porteurs de la faire durer.

Le deuxième chapitre (« De la reliance ») propose de réinvestir une notion de sociologie des années 1990, qu'on pourrait assimiler à celle de lien social (Serge Paugam), mais que le géographe va déployer à sa manière. Il faut d'abord se prémunir contre toute tentation d'annonce de la « bonne nouvelle », celle d'un temps irénique d'entente sociétale et sociale généralisée. La reliance n'est pas une notion lénifiante.

 

« Sortir les esprits d'une certaine routine d'analyse »

 

C'est une notion dialogique, activante et plurielle, ce qui signifie qu'elle se nourrit de tensions et contradictions, qu'elle n'est pas univoque, et qu'elle met en mouvement. Pour le prouver, l'essai développe trois situations concrètes considérées dans l'espace de vie au quotidien : les « lignes de vie » (ces parcours quotidiens qui transforment les habitants en « circulants »), les « archipels » (avec au passage une contestation de la lecture qu'en a proposée Jérôme Fourquet dans ses récents ouvrages), et les « communs territorialisés », ceux-là même qui sont l'objet de si vives batailles, comme celle de l'eau en France aujourd'hui.

Le troisième chapitre (« De la transformation ») introduit successivement trois autres propositions pour comprendre l'époque : les « systèmes de territoires », les « trajectoires de territoires » et les « régimes de changement » qui les animent. Derrière ce vocabulaire destiné à sortir les esprits d'une certaine routine d'analyse, il s'agit de répondre à une question simple : quelle France habiterons-nous demain ? La réponse est l'occasion d'apports prospectifs, en particulier démographiques. A travers eux, le chapitre montre que la reliance est l'énergie sociale de la transformation en cours, tandis que la fracture en est le refus.

 

In fine, votre réflexion invite à s'émanciper de la rhétorique de la fracture pour affirmer les systèmes territoriaux de demain et penser autrement nos politiques d'aménagement.

C'est bien cela. L'essai esquisse ce que pourraient être les repères et principes d'une politique spatiale de la reliance. Il le fait par une critique de trois promesses centrales des politiques d'aménagement de l'espace de la société en France aujourd'hui : l'équilibre, la proximité et l'autonomie. Leur sont préférées trois autres objectifs : la réciprocité, l'attention et la capacitation. De quoi ouvrir un nouveau chapitre de l'aménagement du territoire au temps des liens, pour une France en profonde transformation.

 

 

 

[19/12/2023]