« Les difficultés rencontrées par les collectivités locales pour s'assurer ne viennent pas d'une aggravation du risque climatique, mais avant tout d'une déstabilisation en profondeur du marché. »
Pierre FRANCOIS, Directeur de recherche au CNRS et Professeur associé au Centre de sociologie des organisations de Sciences Po.
Commençons par préciser les termes de la discussion. Comment, d'abord, définir l'assurabilité ?
Le terme n'a pas le même sens pour les assureurs ou pour les collectivités locales. Pour une collectivité locale, un bien est assurable si elles trouvent un assureur qui accepte de la couvrir à des conditions (de prix, de franchise et de plafond de remboursement notamment) qu'elle considèrera comme raisonnables. Aux yeux d'un assureur, l'assurabilité dépend d'un calcul : en s'appuyant sur des données qui retrace l'historique des sinistres, il apprécie la probabilité qu'un sinistre survienne, et il évalue le coût qui lui est attaché ; il en déduit un tarif qui lui permettra de faire face aux exigences de dédommagement qui lui seront adressées, et de dégager un profit. Si la prime qui résulte de ce calcul est trop élevé pour que l'offre rencontre une demande, alors le bien est inassurable.
Et quels sont les risques auxquels font face les collectivités locales qui, aujourd'hui, sont difficiles à assurer ?
Il s'agit pour l'essentiel des risques de dommages aux biens, susceptibles d'être causées par des phénomènes de nature très différente – schématiquement, les dommages climatiques, d'un côté, et, de l'autre, les mouvements sociaux que l'on qualifie fréquemment de « risque d'émeutes ». Or, au regard des conditions que j'énonçais plus haut (disponibilité des données, stabilité du risque, profitabilité des tarifs), ces phénomènes présentent des profils très différents. En matière climatique, et en dépit des fortes perturbations de ces dernières années, les assureurs considèrent qu'elles peuvent être réunies. Pour les émeutes, ce n'est pas le cas : les données leur manquent et, surtout, il est impossible de déduire des émeutes passées la probabilité des émeutes à venir.
D'où viennent les difficultés rencontrées par les collectivités locales aujourd'hui ?
Elles ne viennent pas d'une aggravation du risque climatique ou de la fréquence des émeutes, car elles leur préexistent : on peut les voir comme des facteurs aggravants, mais pas comme des déclencheurs. Ces difficultés viennent avant tout d'une déstabilisation en profondeur du marché, consécutive a une guerre des prix très agressive : l'un des principaux opérateurs du marché, la Smacl, a voulu conquérir des parts de marché ; elle a pour cela a baissé ses prix, dans des proportions déraisonnables : alors que les prix de l'assurance des collectivités locales étaient divisés par deux, ceux des entreprises croissaient de 20%. Ses principaux concurrents ont progressivement jeté l'éponge, et la Smacl est, avec Groupama, en situation de quasi-duopole. Depuis que la Smacl, qui était en situation de quasi-faillite, a été reprise par la MAIF, elle s'attache à assainir sa situation financière : les primes qu'elle réclame à ses clients sont donc en forte hausse, et ce d'autant plus que, dans le même temps, les risques se sont considérablement accrus.
Quelles solutions peut-on envisager ?
Certains suggèrent que l'Etat prenne en charge l'assurance des collectivités locales. Cette solution ne me semble ni possible (charger la barque budgétaire de l'Etat n'est guère dans l'ère du temps) ni souhaitable : comment justifier qu'après avoir bénéficié d'un marché durablement profitable, les assureurs s'en retirent dès lors que sa rentabilité n'est plus garantie ? L'enjeu est en réalité de repeupler le marché : il faut faire revenir les assureurs sur ce marché, afin de pouvoir y faire jouer, à nouveau, la concurrence. Ca n'a rien d'évident – d'ailleurs, les assureurs, aujourd'hui, ne reviennent pas ! Pour comprendre leur frilosité, il faut garder à l'esprit que le marché des collectivités locales n'est pas énorme, et qu'il est à leurs yeux particulièrement risqué : ils considèrent par exemple que le risque d'émeute est extrêmement délicat à mesurer – puisqu'ils ne disposent pas de données et que le déclenchement de mouvements sociaux violents dépend de circonstances à peu près impossibles à anticiper. Il faut enfin avoir en tête que, pour que les assureurs reviennent, il faut surtout que les prix remontent : en l'état, ils n'ont aucun intérêt à revenir sur un marché dont tous considèrent qu'il n'est pas rentable.
Que peuvent faire les collectivités ?
Deux types d'action sont fréquemment évoquées – dont tout laisse penser qu'elles n'auront cependant pas d'effets miraculeux à court terme. La première consiste à mieux gérer le patrimoine et, en particulier, à mettre en œuvre des mesures de prévention. L'argument est très simple : si les collectivités préviennent le risque, si elles l'empêchent d'avoir des conséquences dévastatrices, il est logique que leur prime diminue. La difficulté vient ici du fait que les assureurs peinent encore à chiffrer précisément les conséquences de la prévention : un euro dépensé ex ante en prévention permet d'économiser en indemnités versées en post, sans doute, mais dans quelle proportion ? Les données manquent pour répondre précisément à cette question, même si l'on évoque parfois un rapport de 1 à 3 (un Euro dépensé permet d'épargner trois Euros d'indemnités). L'autre type d'action consiste à réformer le code des marchés publics, afin que de vraies négociations puissent se dérouler. Cette amélioration est nécessaire (les conditions actuelles de discussion des termes du contrat sont à l'évidence dysfonctionnelles), mais elle ne sera pas suffisante : tant que les collectivités locales feront face à un duopole, leur pouvoir de négociation demeurera très faible – et le duopole se maintiendra tant que les prix seront trop faibles pour inciter d'autres assureurs à investir à leur tour le marché.
Ce qui ramène au problème précédent : comment repeupler le marché ?
Une mise en regard raisonnable du niveau des primes et des risques couverts est un préalable inévitable. Au-delà, une proposition du rapport Langreney, Le Cozannet et Merad me semble intéressante. Il propose de cartographier les risques, par exemple en identifiant les zones peu risquées (vert), les zones moyennement risquées (orange) et les zones très risquées (rouge) ; une fois établie cette cartographie, les assureurs doivent indiquer le poids relatif des risques verts, oranges et rouges dont ils assurent la couverture ; le superviseur pourrait alors s'assurer que tous les opérateurs du marché ont un portefeuille de risques tel que personne n'assure que des risques verts, et que les risques oranges et rouges sont équitablement répartis entre tous les acteurs du marché. On pourrait imaginer que cette suggestion, faite initialement pour le marché des particuliers, puisse être élargie au marché des collectivités locales.
[25/02/2025]