Le métier de prospectiviste dans les collectivités territoriales

Animatrice du « club prospective », collège associé de l'ADGCF, Radia Daoud, responsable prospective et intelligence territoriale au sein de la métropole de Grenoble, explore les ressorts du métier de « prospectiviste ».

La « discipline » prospective prend une forme particulière lorsqu'elle est pratiquée par les collectivités territoriales, qui font face à des contraintes budgétaires et territoriales de plus en plus marquées et évoluent dans un cadre mouvant ou incertain. Au sein de leurs organisations, les prospectivistes interviennent à différents niveaux pour accompagner la prise de décision stratégique impactant le développement des territoires à moyen et long terme. *


Interview de Radia Daoud

LA PROSPECTIVE POUR ACCOMPAGNER LA RESPONSABILITÉ DE DÉVELOPPEMENT

 

Les vagues de décentralisation ont progressivement amené les collectivités territoriales, et notamment les intercommunalités, d'une exécution mutualisée des services publics à une responsabilité de développement et d'animation de leurs territoires. Nous sommes passés d'une période où il fallait organiser un quotidien à une autre dans laquelle il était indispensable de penser un avenir commun. En effet, le renforcement de l'intercommunalité à la fin des années 1990, au travers des lois Chevènement et Voynet, s'est appuyé sur l'introduction des notions de territoires de projet et de projets de territoire. Ces territoires étaient alors fortement incités à imaginer leur bassin de vie autrement qu'au travers des services de proximité ; ils devaient partager une vision de l'avenir, et à par- tir de celle-ci, construire leur développement, par les prismes de politiques économiques, sociales, d'aménagement. L'émergence des projets de territoire au début des années 2000 est concomitante avec l'engagement de quelques démarches de prospective à l'échelle local et l'inscription plus ou moins pérenne de missions « prospective » dans les organigrammes. Il était en effet nécessaire de renforcer les compétences stratégiques au sein des administrations pour accompagner l'émergence de ces « visions pour l'avenir » traduites par les projets de territoire. En parallèle, les SCoT (schémas de cohérence territoriale) se mettaient en place pour des échéances long terme (en moyenne, 20 ans) coordonnés par des agents à la « fibre » prospective.

En résumé, dans les années 2000, la prospective a donc notamment accompagné la mise en œuvre des grandes démarches de planification ou de projets communautaires. Pour les communautés les plus intégrées, relativement en avance dans l'évolution d'une représentation syndicale à celle du territoire de projet, la fonction prospective se diversifie au début de la décennie 2010, en co-pilotant des programmes de recherche et en multipliant les sollicitations d'universitaires, en engageant des réflexions sur les tendances d'usage ou encore en s'intéressant de manière plus affirmée aux évolutions sociétales.

On aboutit alors à l'exercice d'une prospective intervenant dans les champs de l'anticipation territoriale, institutionnelle et sociétale. Elle se traduit régulièrement par des démarches de prospective, augmentées par -action ou -participative. Elle se diffuse au travers de médias de plus en plus diversifiés et de publications de plus en plus régulières : revues, blogs, webdocumentaires... Son objectif reste le même : apporter des éléments permettant de mieux appréhender l'avenir, pour adapter aux mieux les services publics et mettre en œuvre des grandes orientations de développement pour demain.

 

L'expression porte ici plus particulièrement sur les pratiques observées au sein des intercommunalités, mais dans les faits, on constate que plusieurs régions, départements et services déconcentrés de l'État se dotent de directions et fonctions « prospective » ou bien engagent des démarches de prospective pour accompagner une réflexion à long terme. Cette tendance demeure un indicateur très intéressant de la considération de la valeur « futur » dans l'exercice de la puissance publique, quelle que soit son échelle d'intervention.

 

PROSPECTIVISTE, UN MÉTIER ?

 

Aujourd'hui, la prospective peut recouvrir plusieurs notions à la fois : la planification, la projection, l'anticipation. De la même manière qu'il n'y a pas vraiment d'uniformité dans cet exercice d'une collectivité à une autre, il n'y a pas un prospectiviste, mais des prospectivistes. Tous ont une chose en commun, la responsabilité et l'objectif d'accompagner la décision par un apport stratégique fondé sur l'anticipation à moyen et long terme. Cela nous amène à observer que la fonction prospective est inscrite de manière très hétérogène dans les organisations (parce que le moyen et le long terme sont aussi hétérogènes...) : pour une grande partie d'entre elles, elle est adossée aux directions chargées de la stratégie et du développement territorial, du fait d'un lien fraternel et historique avec les politiques de cohérence territoriale dont notamment la planification urbaine. Pour d'autres, elle relève de la direction générale des services où elle représente une ressource stratégique quotidienne sur des sujets transversaux. Enfin, dans un dernier cas de figure, la fonction prospective n'apparaît pas du tout dans les organigrammes, mais elle se retrouve de manière diffuse au travers de la conviction – et parfois un certain militantisme – de certains agents qui tiennent à cœur d'injecter une vision moyen et long terme dans leurs missions.

Être prospectiviste n'est pas vraiment un métier. Les études supérieures, notamment en sciences humaines et sociales, effleurent seulement la noble discipline prospective. On évoquera alors Édith Heurgon, on apprendra des ouvrages de Michel Godet, on lira Hugues de Jouvenel (lire son article sur « Prospective et action publique » dans ce numéro), on discutera avec Martin Vanier. On ne deviendra pas prospectiviste par titre ou diplôme... Mais chacun pourra développer sa « sensibilité » prospective au fil des années, à l'appui d'une indispensable curiosité, d'une expérience solide, d'un savoir être et d'une bonne capacité d'analyse. Que l'on exerce en tant que directeur général des services, chargé de mission, responsable de projet, cette sensibilité amène pleinement à mieux appréhender l'action publique car celle-ci aura été pensée à partir de son impact à moyen ou long terme. Les contraintes évoquées plus haut - budgétaires, territoriales... - doivent nécessairement amener à faire différemment. Les administrés ont des attentes de plus en plus marquées et les réponses les plus adaptées possibles sont fondamentales. Pour répondre à ces enjeux, autour d'une vision politique, une administration forte est nécessaire, s'appuyant sur des qualités d'ingénierie, d'organisation, de gestion. Le prospectiviste disposera d'une capacité de raisonnement, des outils et des méthodes qui accompagneront sa collectivité vers sur le temps long plutôt que sur le court terme de l'urgence. En résumé, on exerce pleinement la prospective quand les principes de la discipline sont bien maîtrisés : la pratique de la prospective devient alors un outil stratégique très performant au quotidien.

 

DIFFÉRENTES PRATIQUES DE LA PROSPECTIVE

 

On observe deux principales pratiques de la prospective, qui nous amène à identifier deux profils : le prospectiviste « expert » et le prospectiviste « action ». Le prospectiviste- expert va produire de la ressource prospective en permanence, au service de son administration et de ses élus. Il va s'appuyer sur des dispositifs de veille, d'observation et d'analyse, pour porter des réflexions sur des sujets de natures territoriale, institutionnelle ou sociétale. Il pourra produire des éléments de projection démographique sur un bassin de vie, mener une réflexion sur les communes nouvelles, analyser les relations économiques entre deux territoires, ouvrir le débat sur le numérique... toujours dans une perspective de projection à moyen ou long terme. Il les diffusera au travers de différents supports : notes stratégiques internes, revues régulières, ouvrages, articles, webdocumentaire, newsletter... Derrière cette approche, il y a une volonté d'ouverture et de ruissellement de l'expertise prospective afin de permettre à tous de mieux appréhender l'avenir en disposant de quelques clés de compréhension et d'éléments d'alerte.

Le prospectiviste-action est quant à lui chargé de piloter ou suivre un ou plusieurs dossiers ou projets stratégiques pour la collectivité. Il va mobiliser ses compétences et sa sensibilité prospective pour mener à bien les missions confiées ; c'est précisément cette plus-value de prise en compte de l'avenir qui sera recherchée (et reconnue) dans le cadre de conduite de projets particulièrement complexes. De la conception à la finalisation de son projet, il injecte une vision moyen-long terme nécessaire à la stabilité du processus à l'œuvre. Il saura poser les bonnes questions pour que les démarches s'inscrivent dans le temps long. Il engagera des démarches identifiant et associant les parties prenantes qui assureront une certaine pérennité du projet. Il emploiera des méthodes innovantes, respectueuses des classiques « qui marchent » tout en ouvrant la porte à de nouvelles techniques permettant d'aller plus loin. Il ne produira pas stricto sensu de la prospective, mais il s'appuiera sur les principes de la prospective pour produire une « intelligence territoriale » qu'il mettra au service de son administration. On observe notamment ce type de pratique de la prospective dans le cadre de pilotage de projets de territoire, d'accompagnement à de grandes démarches transversales (smart city, modernisation de l'action publique, investissements d'avenir...) ou de phases de définition des orientations stratégiques des grands documents de planification (Plan local d'urbanisme intercommunal, schéma directeur innovation, etc.)

Dans les faits, on rencontre plus régulièrement des prospectivistes-action que des prospectivistes-experts. C'est parfois la même personne ; le risque n'étant pas là la schizophrénie, mais davantage le manque de temps et d'énergie pour mener de front simultanément les réflexions et études permanentes et accompagner ou piloter les démarches et projets bornés dans le temps. Ce risque peut toutefois être limité en anticipant sur l'organisation de cette fonction et en définissant son périmètre d'intervention.

 

METTRE EN PLACE UNE FONCTION PROSPECTIVE

 

Par son aura académique, la prospective peut susciter des réticences chez ceux pour qui l'action prime avant tout. Certains la confondent avec la « prospection », apanage – notamment – du monde économique. D'autres la corrèlent à la prospective financière et à la durée d'un exercice budgétaire pluriannuel. Mettre en place une mission ou une fonction prospective, c'est en premier lieu comprendre ce qu'elle recouvre et en faire la pédagogie. Et l'assumer, surtout. C'est la partie probablement la plus compliquée : comment justifier de moyens humains, financiers... pour la mise en place d'une mission, une fonction, qui « pense l'avenir », tandis que l'on réduit dans le même temps les moyens pour mettre en œuvre les services publics du quotidien ?

En réalité, la mécanique de réflexion ne doit pas être binaire. Il faut un peu s'imaginer que vous partez pour une longue route : vous dormez bien toute la nuit pour être frais et « dispo » votre véhicule est entretenu, vous l'alimentez en carburant, vous partez en voyage, vous vous retrouvez dans des bouchons, tentez de prendre une route alternative et finissez par tomber en panne, énervé, au milieu de nulle part. La seule anticipation des probables embouteillages (parce que c'est le 1er août, bien entendu) vous aurait amené à penser votre déplacement différemment, à économiser vos moyens, à imaginer des parcours alternatifs sans altérer votre état d'esprit initial. Cette anecdotique illustration tente de rappeler que nous avons tous cette capacité d'envisager à la fois de faire mécaniquement avancer le véhicule, de savoir a priori où l'on va, et d'anticiper les aléas qui peuvent intervenir sur la route.

 

Le fonctionnement est le même en collectivité : on met en œuvre les moyens qui permettent à la « machine » de tourner au quotidien, on sait où l'on va. Imaginer ce que cela sera demain nous permet de donner du sens à l'action et de lui permettre de se réaliser dans les meilleures conditions possibles. Pour les élus, les territoires et les habitants, la prospective que l'on appellera celle du « moyen terme responsable » est celle ou à produire. Il se nourrit nécessairement d'une intelligence en réseau : la connexion du prospectiviste « au reste du monde » par le biais de sa participation à diverses conférences et rencontres thématiques, de l'échelle locale à l'échelle européenne est primordiale car elle permet d'identifier ce qui a été anticipé ailleurs et qui pourrait l'être aussi ici. Le réseau est également le lieu de partage et de valorisation des travaux réalisés et permet d'échanger sur les pratiques de la prospective. Un « Club des prospectivistes » a d'ailleurs été mis en place récemment et contribue à répondre à ces besoins de dialogue en réseau.

 

A noter, la montée en puissance du lien entre prospective et recherche : l'apport de productions scientifiques comme du regard du chercheur ou universitaire sur de nombreux sujets relatifs au développement des territoires alimente de manière de plus en plus fréquente la réflexion des collectivités, notamment celles structurellement tournées vers l'action. Elles y trouvent un moyen de s'engager dans la voie de la Recherche & Développement.

Enfin, le prospectiviste pourra s'appuyer sur l'expertise citoyenne. On s'intéressera alors aux conclusions de panels citoyens ou encore aux travaux des Conseils de développement, notamment pour « challenger » la prospective et la renouveler hors de la tour d'ivoire des experts. Les moyens à allouer pour le bon fonctionnement d'une fonction prospective sont donc de deux natures : la première relative à la production de veille et d'analyse stratégique, la seconde aux activités d'animation et de développement de réseau.

Dernier point, les collectivités et la société ont évolué au cours de ces quinze dernières années. Le profil du prospectiviste a évolué de manière exponentielle. Le prospectiviste était géographe, urbaniste, aménageur. Il est aujourd'hui aussi politiste, communiquant, sociologue, ingénieur, etc. Il s'est adapté aux nouveaux outils d'observation, d'analyse, de restitution, et a clairement contribué à faire progresser la fonction, et d'une certaine manière, la discipline.

 

POUR SYNTHÉTISER

 

La prospective doit permettre de détecter aujourd'hui les sujets qui deviendront importants demain pour la collectivité. Elle s'appuie donc sur des prospectivistes qui portent un intérêt particulier à l'évolution du service public, au développement des territoires, dans une logique de projection à moyen et long terme tout en restant parfaitement connectés – et donc consciencieux – aux situations et marges de manœuvres d'aujourd'hui. Ils sont de tous âges, tous sexes, sont ingénieurs, attachés, ont un profil littéraire, scientifique. Leur principal point commun, atout et force, reste leur curiosité et leur capacité à mettre en connexion différentes informations de natures et de valeurs différentes ; c'est ainsi qu'ils produisent une véritable « intelligence territoriale ». Ils accompagnent élus et services dans la conception de leurs visions et projets en tentant de les emmener loin vers l'avenir. Enfin, de manière très pragmatique, le prospectiviste aura cette capa- cité à imaginer un projet abouti demain en restant alerte de tout ce qu'il pourrait se passer – l'institution qui évoluera, les moyens aussi, les tendances sociétales qui bougeront... – entre la conception et la réalisation sur une période de quinze ans.

À l'image de l'origami, il pliera et dépliera sa petite feuille, pour tantôt envisager une forme, tantôt une autre : il s'agit de faire preuve d'une certaine capacité à imaginer la réversibilité, la modularité, l'adaptabilité des projets et de l'action publique pour leur résistance dans le temps long. Et plus que jamais aujourd'hui, les collectivités ont besoin de s'appuyer sur cette agilité pour garantir des politiques publiques performantes, au service de tous.

 

* publié dans les Cahiers de la fonction publique en octobre 2017 / www.horizonspublics.fr

[11/04/2018]