Sonia Guelton, professeure à l'École d'urbanisme de Paris (université Paris-Est) et chercheure au Lab'urba, analyse les ressources fiscales des collectivités locales et leur lien avec le territoire.
« L'effet inflationniste de l'imposition locale »
Comment décrivez-vous la situation actuelle de la fiscalité locale ? À quel niveau de décisions sont déterminées les recettes fiscales des collectivités locales ?
Depuis 1982, les collectivités locales fixent le niveau de fiscalité en fonction de choix démocratiques arbitrant entre l'envie ou le besoin de services des habitants et le niveau de dépenses qui en découle. Cette autonomie est pour autant encadrée, et c'est bien cette question qui mérite qu'on y regarde à deux fois. Car l'équilibre posé en 1982 est grignoté depuis une vingtaine d'année : les territoires ont curieusement plus de recettes et moins de choix.
Les recettes fiscales des collectivités locales qui représentent plus de la moitié des ressources (entre 58% et 70% selon la cour des compte en 2017) des collectivités locales ont augmenté régulièrement depuis 1982, et encore depuis 2011 (en moyenne de 3% par an). Elles sont déterminées à deux niveaux: l'État via la loi de finances décide de l'objet de la fiscalité et généralement du mode de calcul de l'assiette, tandis que la collectivité locale vote le taux d'imposition. Les réductions et exonérations peuvent être prises à chacun de ces niveaux.
Avec le temps, deux autres niveaux de décisions sont venus s'ajouter, essentiellement sur les 4 contributions directes. D'une part, des taxes additionnelles sont allouées à des institutions identifiées qui en fixent chacune librement les taux : par exemple les établissements publics fonciers bénéficient de la taxe spéciale d'équipement qui est une taxe additionnelle aux 4 taxes. Mais il faut souligner surtout la montée en puissance depuis les lois de 1999 et 2010 des établissements publics de coopération intercommunale qui peuvent prélever une taxe additionnelle sur la taxe d'habitation (TH), la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB), la taxe foncière sur les propriétés non bâties (TFPNB), et bénéficient de la fiscalité professionnelle (CET, IFER, TASCOM) selon le régime de fiscalité additionnelle ou unique.
D'autre part, différentes réformes fiscales ont conduit l'État à décider et collecter certaines taxes : la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques dont les régions et les départements bénéficient partiellement, la fiscalité professionnelle depuis 2010 et demain la taxe d'habitation. Le taux de ces taxes est maintenant fixé par l'État (la Région peut malgré tout moduler le taux de la TICPE, mais pas le département). Une part des recettes est reversée aux collectivités locales bénéficiaires selon un barème adopté en loi de Finances.
Quel bilan peut-on tirer de l'idée de rationalisation de l'affectation des ressources fiscales des territoires avec l'émergence de l'intercommunalité ?
La montée en autonomie des EPCI vise une gestion rationnelle des moyens, une optimisation des compétences et facilite les économies d'échelles. Prenons l'exemple de la fiscalité professionnelle, sa configuration à l'échelle nationale permet une évaluation plus conforme de la richesse produite (la valeur ajoutée) et son affectation intercommunale permet un ajustement plus efficace entre le périmètre des contribuables et celui des services rendus (création d'espaces d'activités, réseau de transport, voire même localisation de l'habitat dans une vision du bassin de vie).
On se souvient des écueils de la concurrence que se sont livrées les communes avec la TP pour attirer les entreprises en dépit de toute logique fonctionnelle : dumping fiscal, surabondance d'espaces d'activité vides… L'équilibre est moins évident en ce qui concerne la fiscalité des ménages, qui fait plutôt office de variable d'ajustement pour les finances intercommunales, tant que les périmètres des services rendus ne sont pas strictement évalués. Mais les prélèvements intercommunaux ont aussi le mérite de débloquer les trappes de pauvreté fiscale communale et faciliter une péréquation des ressources : les services sont rendus dans une logique de besoin et moins dans la limite des moyens. Cependant, il faut constater que ces ambitions territoriales ont conduit à des réalités en trompe l'œil.
Les réformes, essentiellement depuis 2010, ont fait peser sur les ressources des collectivités territoriales une grande rigidité et une grande complexité. Grâce aux reversements et compensations, les recettes fiscales ne diminuent pas : en moyenne, elles ont augmenté pour chaque niveau de collectivités. Elles évoluent surtout avec le dynamisme des bases tandis que les marges de manœuvre des élus locaux se réduisent à tous les niveaux par le double phénomène de transfert et d'éclatement de la décision. Chacun n'arbitre plus que sur une petite partie de la contribution fiscale, sans perspective d'ensemble ni du prélèvement ni du panier de service qu'il couvre. Le jeu consiste aussi à tirer profit des transferts et des reversements entre institutions, « puisque c'est l'autre qui payera ». Le lien avec la spécificité du territoire, avec les attentes des contribuables, est devenu plus tenu.
Cette dilution des décisions fiscales dans l'espace et entre les institutions est un obstacle majeur à l'articulation de l'offre et de la demande de services. Fuyant la concurrence territoriale, on en est venu à une harmonisation dans l'offre de services, avec un effet inflationniste certain qui se traduit par une augmentation des prélèvements et une offre de service parfois inadaptée : beaucoup de bus tournent à vide dans les périphéries, tandis que les communes cherchent à s'allier avec les communes voisines d'autres EPCI pour les activités péri-scolaires par exemple. Et lorsqu'il est question de la rationalisation attendue, les mesures ne proposent pas d'alternatives au service regroupé ou de relais, et génèrent de la frustration et du vide.
Comment surmonter ces effets pervers de l'atomisation des décisions et de responsabilité sur la fiscalité locale ?
Pour dépasser ces dysfonctionnements, deux pistes de réflexion sont proposées, au risque de revenir sur des expérimentations inabouties. La première vise à clarifier le mille-feuille institutionnel sans renoncer au besoin de proximité et à la vision du quotidien de la vie publique locale. Une superposition des responsabilités peut nuire à la réflexion sur le fonctionnement global des services publics et à son entendement par les contribuables, et générer des comportements opportunistes malheureux. Quelle main invisible faut-il appeler de ses vœux, et qui sera également entendue par la population ? Dans un cadre institutionnel stabilisé, la spécialisation fiscale, engagée en un temps et détournée sous la pression d'équilibres instables, serait-elle une solution tenable ?
La seconde remet à l'autre du jour la question des périmètres, à la recherche d'une logique simple et compréhensible. La république jacobine avait justifié les périmètres par une distance-temps maximum aux services publics… Une articulation mal appareillée entre les échelles de vie et celles de la décision peut créer des hiérarchies et arbitrages non optimaux, que les habitants ont tôt fait de détourner par ailleurs. Comment réconcilier les différentes échelles et au nom de quelle justice ? Entre le sur-mesure conciliateur ou le dualisme inéquitable dans la délivrance des services ?
[20/12/2018]