« On verra »
Dans un pays placé sous cloche, où les évidences et idées reçues semblent avoir volé en éclat, des philosophes, des sociologues, des économistes, des psychanalystes sollicités par les médias ou s'exprimant via les réseaux sociaux, décrivent et décryptent jour après jour les impacts du coronavirus sur la société française. « Résilience », « relocalisation », « démondialisation », « sens », « care », sans oublier « Etat-providence »… Les mots-clefs sont souvent les mêmes et les idées également convergent vers une certitude commune : cette pandémie, qui a mis à l'arrêt notre économie, qui a réduit au silence nos villes et coupé les ailes de nos avions, va sonner le glas du dogme néolibéral. Pas de doute, cette fois, c'est la bonne. La vie finira par reprendre ses droits, mais pas comme avant. Le chef de l'Etat, réputé libéral, l'a bien certifié à l'occasion de son allocution du 16 mars dernier imposant le confinement : « lorsque nous sortirons vainqueurs –de la guerre contre l'épidémie–, le jour d'après ne sera pas un retour aux jours d'avant. (…) Nous aurons appris et je saurai aussi avec vous en tirer toutes les conséquences (...). Hissons-nous individuellement et collectivement à la hauteur du moment ».
On peut d'ailleurs l'entendre ou le lire ici et là, quotidiennement : la catastrophe sanitaire va bouleverser la hiérarchie des valeurs sociales, changer notre rapport à la consommation et surtout, aux autres… Soit. Mais n'allons trop vite en besogne tout de même et n'oublions pas les leçons de l'histoire. La grande récession de 2008 devait elle aussi révolutionner le logiciel qui détermine notre vision du monde ; face à l'ultra libéralisme elle devait engendrer une rupture sociétale ambitieuse et irréversible. Bilan ? Les intérêts économiques et financiers ont rapidement fini par reprendre le dessus, témoignant de l'implacable adaptabilité et élasticité du système capitaliste qui a su historiquement s'imposer comme le seul viable.
Dit autrement, on verra.
On verra si nous parvenons à prendre collectivement la mesure des dérives de notre temps, à s'émanciper de la tyrannie de la performance et du culte de l'immédiateté.
On verra si nous sortons de cette crise en étant plus humble et moins arrogant.
On verra si nous réussissons à changer de feuille de route et pas seulement à changer les mots.
On verra si nous sommes capables de rompre avec l'idéologie dominante, d'écrire un nouveau récit local, national, européen, voire mondial et ainsi de produire un imaginaire qui nous permette de penser autrement.
On verra, si nos élites entendent les appels au changement qui se démultiplient en ce moment et leur donnent demain une réelle traduction politique ; si ce n'est pas le cas, pas de doute, nous repartirons comme avant, avec les mêmes conditions qui ont conduit au désastre sanitaire et bientôt climatique.
Et puis, finalement, on verra si l'ensemble des Français sont prêts à changer radicalement leur mode de vie, à être certes plus précautionneux dans leurs interactions sociales, mais aussi, à plus long terme, à s'autolimiter dans leur consommation et leurs mobilités, et à être plus économes dans leur utilisation de l'espace et des ressources naturelles. Bref, on verra si nous sommes réellement disposés à tirer un trait sur une partie de nos conditions matérielles d'existence, à sortir du registre du « développement » pour entrer concrètement dans celui de la « sobriété ». On verra, au-delà des discours incantatoires, le poids des intérêts divergents et le degré d'acceptabilité de la collectivité face aux changements qui sont énoncés comme absolument nécessaires.
Pourtant, je prends ici le risque d'être optimiste et d'espérer en l'émergence d'un monde meilleur. Pourquoi ? Sans doute parce que les concepts, référentiels et modèles existent : inspirons-nous en pour mobiliser nos compatriotes et dessiner les contours d'une nouvelle épopée nationale, acceptable socialement, écologiquement et économiquement. Mais aussi parce que, plus empiriquement, le travail de recensement des bonnes pratiques mises en œuvre par les directeurs généraux des communautés et de métropoles face à la crise que nous menons depuis le début du confinement avec l'AdCF est, à mes yeux, un gage d'espérance. Je le constate tous les jours : nos territoires regorgent d'initiatives, expérimentent de nouvelles organisations du travail fondées sur la confiance, témoignent de prises de conscience, expriment des idées qui tracent les voies d'un autre futur possible pour nos administrations locales, plus que jamais sous-tendues par le principe d'intérêt général.
C'est pourquoi je veux une nouvelle fois, mes cher(e)s collègues, saluer votre mobilisation de tous les jours ainsi que celle de vos agents, votre abnégation, votre sens du service public en ces temps troublés.
Bon courage, prenez soin de vous et de nous tous,
Pascal Fortoul
Président de l'ADGCF