" Intuitions normandes "
Bien sûr, j'avais initialement prévu d'évoquer les principales propositions du rapport d'Éric Woerth dédiées à l'avenir de la décentralisation. Il faut dire que certaines pistes avancées, plutôt sensibles politiquement —on peut penser au retour du cumul des mandats, à l'instauration du conseiller territorial ou à la réduction drastique du nombre des conseillers municipaux— auraient mérité d'être discutées dans ces colonnes. Mais la dissolution « surprise » de l'Assemblée nationale décidée par le Président de la République au lendemain du scrutin européen et la promesse d'une tempête démocratique imminente ont relégué au second plan —si ce n'est d'ores et déjà enterré— les controverses que la réflexion du député de l'Oise aurait pu susciter. Tout de même, nous retiendrons la tonalité très « communaliste » du rapport et la référence, dans le corps du texte, à un penseur normand illustre, l'auteur de l'ouvrage De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville. Oui, celui-ci a loué la commune, « cellule de base de la démocratie » et garante de « l'esprit de la liberté ». Un détail qui a son importance : nous étions au XIXème siècle. Depuis, les modes de vie et les aspirations de nos concitoyens ont, a priori, « évolué ». Oui, le maire reste et doit rester la porte d'entrée privilégiée des politiques territoriales, le « premier mètre de l'action publique » comme l'écrit Éric Woerth. Dans le même temps, au quotidien, il faut aussi admettre que la commune, en tant qu'entité politique, doit une grande partie de son salut à l'intercommunalité et à son adossement à toute la chaîne des pouvoirs publics.
C'est pourquoi, plutôt que de mobiliser la figure de Tocqueville pour justifier la « fossilisation » de l'institution municipale qui devrait, au contraire, plus que jamais évoluer en taille et en ressources, je préfère saisir et mettre en perspective les intuitions atemporelles du politiste et sociologue normand à l'aune de la séquence politique inédite que traverse notre pays. En effet, rappelons que pour Tocqueville, le risque majeur pour les régimes démocratiques réside dans le renoncement à la liberté. Pourquoi cela ? Parce que selon lui, la démocratie est un état, un projet social, fondé sur la « passion de l'égalité », avant d'être un modèle politique. En somme, dans une société qui fait de l'égalité son mantra, la conscience des inégalités est particulièrement vive. C'est le paradigme des « frustrations relatives » : plus les inégalités se réduisent et moins elles sont tolérables. Aussi, pour préserver, voire accroître cette égalité, les individus sont prêts à accepter un « doux despotisme », validant la réduction de leurs libertés publiques au principe de l'égalité entre les citoyens. Tocqueville lie cette acceptabilité progressive de la servitude à la recherche permanente de l'abondance, du bien-être matériel, immédiat et privé, qui tend à désintéresser l'individu de la politique et qui se contente alors d'épouser les opinions préfabriquées par d'autres. À cet égard, n'oublions pas que le pouvoir d'achat —et cela peut se comprendre— est aujourd'hui la principale revendication de nos compatriotes et l'objet des mesures phares, pas forcément toujours « raisonnables », proposées par les « blocs » en lice.
Notre pays fait aujourd'hui face à des tensions extrêmes dont le mouvement des gilets jaunes a pu constituer l'un des symptômes parmi les plus visibles. L'importante mobilisation annoncée pour les prochaines élections législatives apparaît pourtant comme une lueur d'espoir : espérons que nos gouvernants sauront s'emparer de ce frémissement démocratique pour redonner du souffle à la représentation parlementaire mais aussi à la démocratie délibérative. Tocqueville voyait dans la dynamique des corps intermédiaires un frein à la centralisation des pouvoirs et le moyen d'amortir les tensions entre démocratie directe et représentative. C'est peut-être une piste à suivre. À l'heure où le spectre de dissensions sociales insurmontables à venir hante nos esprits, il est peut-être temps de dépasser les résistances du « système » et de prendre appui sur les élans collectifs des femmes et des hommes de bonne volonté. À moins, bien sûr, que nous ne laissions tomber, sur notre société et notre démocratie, le rideau d'un drame envisagé par Tocqueville et que ne renierait pas Shakespeare.
Régis PETIT Président de l'ADGCF |